Sassou-N’Guesso : « Le paternalisme moralisateur qui teinte encore trop souvent la relation de la France avec l’Afrique n'est plus accepté »

Réélu haut la main à la tête de son pays en mars 2021, avec 88,57% des voix, dès le premier tour, pour un quatrième mandat, le Président de la République du Congo, Denis Sassou-N’Guesso, 79 ans, dont 39 au pouvoir, est l'un des dirigeants africains les plus anciens. À la veille du sommet de l'Union africaine (UA) qui se tient à Addis-Abeba ces 18 et 19 février, il a abordé avec Le Point Afrique des sujets importants qui accaparent l'attention des observateurs à un moment où l'Afrique, plus que jamais décidée à prendre son destin en main, est à nouveau au centre d'importantes rivalités internationales. Nous reprenons dans nos colonnes l’intégralité de cet entretien dans lequel le numéro un congolais aborde avec une clarté biblique l’évolution des relations entre la France et l’Afrique.

Le Point Afrique : Depuis les indépendances, les armées africaines ont joué un rôle déterminant dans la destinée des pays du continent. Comment expliquer qu'aujourd'hui, plus de 60 ans après les indépendances, des armées puissent continuer à faire et défaire les institutions, au Sahel ou ailleurs ?

Denis Sassou-N’Guesso : Les militaires doivent rester dans les casernes. Je suis foncièrement opposé aux coups d'État militaires. Ni Marien Ngouabi (son prédécesseur à la tête du Congo, assassiné en 1977) ni moi-même n'avons fait de coup d'État militaire. Nous étions insérés dans le dispositif des luttes politiques et révolutionnaires du Congo. Notre génération était vouée à la libération de nos pays. Tout en étant militaires, nous étions engagés dans le dispositif des luttes politiques au Congo, mais jamais nous n'avons caressé l'idée de coup d'État. En 1968, Marien Ngouabi est arrivé aux affaires dans le cadre des luttes politiques au sein du parti. Il en allait de même lors de ma désignation, en 1979.

La République centrafricaine, le Mali et le Burkina Faso deviennent le théâtre d'une guerre d'influence entre la France et la Russie. Ce nouveau paradigme de conflictualité entre puissances ne risque-t-il pas de déstabiliser encore davantage les pays africains les plus fragiles ?

C'est malheureusement souvent le cas, songez au sort de l'Afrique pendant la période de la guerre froide. Chez nous, la sagesse populaire dit que lorsque les éléphants se battent, ce sont les petits arbustes qui meurent. Si la description que vous faites est la bonne, si la Russie et la France ont fait de ces pays le théâtre de leur rivalité, il y a craindre que les plus faibles paient les pots cassés...

La présence d'une organisation comme Wagner dans certains pays africains est-elle un sujet de préoccupation ou relève-t-elle des choix souverains de chacun de ces pays ?

Wagner est présente en RCA. J'imagine que c'est le choix des autorités centrafricaines. Je ne sais pas si c'est aussi le cas au Mali et au Burkina Faso. Pour avoir été médiateur dans la crise centrafricaine jusqu'à la tenue des élections et l'arrivée du président Touadéra, j'ai suivi de très près la situation sur place. Jusqu'en 2016, Wagner n'était pas en RCA. Wagner est arrivée après le départ des troupes françaises de l'opération Sangaris. La France avait décidé, pour des raisons souveraines, de retirer ses 2 000 hommes de Sangaris, et c'est seulement après cela que Wagner est arrivée. Je ne tente pas de le justifier, je le constate.

Au début des années 2000, le tandem constitué par Alpha Oumar Konaré et Olusegun Obasanjo avait impulsé une forte dynamique politique à l'Union Africaine. L'organisation panafricaine avait adopté une doctrine ferme sur les atteintes à l'ordre constitutionnel et les conditions des transitions politiques, et on avait assisté à une diminution de la fréquence des coups d'État. Vingt ans après, cette doctrine est mise à l'épreuve au Mali, au Tchad, en Guinée-Conakry et au Burkina Faso. Partout, les leaders des transitions militaires cultivent l'ambiguïté et envisagent de se porter candidats aux élections. N'est-ce pas un échec ou un désaveu pour l'Union africaine ?

Je ne le pense pas. La doctrine reste valable. L'architecture de paix et de sécurité africaine repose sur les communautés économiques régionales comme la Communauté économique d'Afrique centrale (Ceac) ou la Communauté économique des États d'Afrique de l'Ouest (Cedeao). Elle leur fait jouer un rôle important en matière de paix et de stabilité. Les coups d'État, quand ils se produisent, sont toujours suivis de mesures radicales interdisant aux juntes de siéger à l'Union africaine jusqu'au retour à l'ordre constitutionnel. La doctrine n'a pas varié. Les communautés économiques régionales mettent au pas, quand elles peuvent le faire, les auteurs de coups d'État. Leurs décisions s'accompagnent parfois de sanctions assez lourdes. On l'a vu dans le cas du Mali avec Cedeao. La doctrine de l'UA est une doctrine nécessaire et appliquée. Elle rencontre parfois des écueils, mais il serait illusoire de croire qu'elle pourrait empêcher complètement les coups d'État.

Une crise grave secoue vos voisins que sont la République démocratique du Congo et le Rwanda qui s'accusent mutuellement. Vous avez organisé, du 12 au 16 janvier, une réunion du Comité consultatif permanent des Nations unies sur les questions de sécurité en Afrique centrale. Selon vous, quels sont les paramètres de la paix dans l'est de la RDC et y a-t-il une chance d'y arriver ?

Oui, je pense qu'il y a des chances d'arriver à la paix, puisque les deux organismes sous-régionaux, la Conférence internationale sur la région des Grands Lacs, présidée en ce moment par le président angolais João Lourenço, et la Communauté des États d'Afrique de l'Est, présidée par le Kenya et le Burundi, ont pris en main la gestion de cette crise. Des initiatives sont engagées, des plans élaborés. Ils peuvent donner des résultats. D'ailleurs, le Kenya et le Burundi ont déjà envoyé des troupes à l'est de la RDC. Nous suivons et nous appuyons ces initiatives. Nous souhaitons que la situation ne dégénère pas, et que, par le dialogue et la négociation, on arrive à la fin des hostilités et surtout, au démantèlement de toutes milices. Pas seulement le M23, les autres milices aussi.

Donc aussi des FDLR (Forces démocratiques de libération du Rwanda) composées en partie d'ex-génocidaires réfugiés dans l'est de la RD Congo ?

Oui, les FDLR, mais aussi les ADF, de tendance djihadiste, qui sont à la frontière ougandaise et également les milices Maï-Maï. Il faut une solution globale.

Avec l'Union africaine, vous avez tenté une médiation très risquée à Tripoli et à Benghazi, en mars 2011, puis vous avez multiplié les efforts à la tête du Comité de haut niveau sur la crise libyenne. L'organisation panafricaine peut-elle encore jouer un rôle en Libye ?

Nous ne perdons pas espoir. Lorsque nous avons vu la multiplication des ingérences extérieures, nous avons pu avoir le sentiment qu'on tentait de mettre l'UA sur la touche, mais lors du dernier Sommet de Berlin, la résolution finale a mentionné clairement son rôle et lui a confié la mission d'organiser la conférence de réconciliation inter-libyenne inclusive. Le Comité de haut niveau de l'UA s'attèle à l'organisation de cette conférence. La première réunion du comité préparatoire regroupant toutes les tendances libyennes, y compris les kadhafistes, vient de se tenir, à Tripoli, en présence de mon ministre des Affaires étrangères. C'est une avancée. Cette conférence pourrait créer les conditions pour des élections crédibles, transparentes et dont les résultats seraient acceptés par toutes les parties.

Concernant les relations entre l'Afrique et la France, nous avons assisté à un double mouvement assez paradoxal au cours de la dernière décennie. D'un côté, au Sahel notamment, il y a eu un ré-engagement stratégique et militaire français, qui a engendré, en réaction, une forte contestation dans certains segments de l'opinion publique africaine. D'un autre côté, on a assisté à un désengagement économique tout aussi spectaculaire des entreprises françaises. Quel pourrait et quel devrait être le rôle de la France en Afrique ?

S'agissant du cas malien, en 2013, pour la première fois, l'intervention de l'armée française avait été sollicitée et saluée par les États africains. Elle s'était faite à la demande du président malien de l'époque, Dioncounda Traoré, et elle avait permis de stopper l'avancée des djihadistes vers Bamako, de les faire refluer et même de les battre. La suite a été un peu plus compliquée, car en même temps, il y avait la situation à Kidal, les revendications de groupes touaregs, et un ensemble de problèmes relevant de la non-exécution des accords de paix d'Alger. Les troupes françaises et maliennes ont lutté ensemble contre les djihadistes avec des succès divers. Les contradicteurs ont commencé à se manifester ensuite, mais au départ, tout le monde avait salué l'intervention des troupes françaises. La relation de la France avec l'Afrique doit évoluer. Chacun le souhaite, les jeunes, mais aussi les plus anciens, comme les chefs d'État de ma génération. On aurait pu espérer que la France, qui connaît bien l'Afrique, mais aussi l'Europe, qui est le continent le plus proche, arrivent à nouer des relations de partenariat comportant des avantages réciproques et un respect mutuel. Je crois que le paternalisme moralisateur qui teinte encore trop souvent cette relation n'est plus accepté. Je pense qu'il est possible et même souhaitable qu'on arrive à des relations plus équilibrées de ce point de vue là...

Votre pays, le Congo, ainsi que les pays d'Afrique centrale, ont été des alliés sûrs de la France. Avez-vous ressenti une certaine forme d'ingratitude française ?

Je ne le dirais pas ainsi. Mais certaines réactions et certaines attitudes ont pu nous étonner. En 2016, le président Hollande devait venir à Kinshasa pour le sommet de la Francophonie. Avant son arrivée, je lui avais adressé une invitation en lui disant qu'il serait aux portes de Brazzaville, de l'autre côté du fleuve, et que nous serions heureux de l'accueillir chez nous, dans l'ex-capitale de la France libre. Il n'a pas daigné y répondre, même lorsque nous nous sommes vus brièvement à l'occasion de ce sommet. En 1982, j'avais adressé une invitation similaire au président Mitterrand, qui allait déjà à Kinshasa pour un sommet franco-africain. Il m'avait répondu sans se faire prier, en me disant : « Je ne peux pas être à Kinshasa et regarder Brazzaville par la fenêtre. » Concernant les visites de dirigeants français en Afrique centrale, c'est vrai que ces dernières années il ne s'est pas passé beaucoup de choses, même si le président Macron est venu à N'Djamena, aux obsèques d'Idriss Déby, et qu'il a récemment fait le voyage de Yaoundé. Maintenant, nous ne sommes pas naïfs, nous savons que les États n'ont pas d'amis permanents mais des intérêts permanents. Peut-être que certains intérêts s'opposaient à des relations politiques plus denses.

 

Vous avez souvent eu des rapports compliqués avec les dirigeants de la gauche française. Pourtant, vous-même avez un passé révolutionnaire. Vous avez été un chantre du non-alignement et un adversaire résolu du régime raciste de l'apartheid. Pensez-vous que ce malentendu s'explique par votre amitié avec Jacques Chirac, personnalité de droite ?

Je ne suis pas sûr de cela. Le problème vient davantage, me semble-t-il, de ceux qui s'érigent en donneurs de leçons, et qui, il faut bien le reconnaître, viennent souvent de certains milieux de la gauche française. Le président Omar Bongo, par exemple, entretenait lui aussi des relations intimes, presque familiales, avec le président Chirac, mais il entretenait aussi des relations plus qu'étroites avec nombre de personnalités de gauche. Quant à moi, mes relations avec Jacques Chirac remontent à bien avant son élection à la présidence. J'ai éprouvé des sentiments de sympathie, de fraternité, qui allaient au-delà de la politique. C'était un ami, un frère. J'ai dans mon salon plusieurs photos avec lui, y compris celle de notre dernière rencontre, rue de Lille, en 2018, quelques mois avant sa disparition.

Vos rapports avec Emmanuel Macron, au départ assez distants, semblent avoir évolué puisque le président français se rend à Brazzaville début mars ?

Avec le président Macron, notre relation n'a pas connu d'incidents particuliers. Je suis allé en France à deux reprises pour lui parler de la crise libyenne, une troisième fois, nous avons déjeuné en tête-à-tête. Je me suis aussi arrêté à Paris, récemment, à mon retour de Washington (en décembre 2022, NDLR) pour discuter écologie et climat. Je suis aussi venu aux célébrations du 11 novembre 2018 et au One Planet Summit de Paris. Et effectivement, je me réjouis que le président Macron vienne bientôt à Brazzaville. Le président Sassou-Nguesso n'était "pas d’accord avec la dénomination du « sommet » de Montpellier". "Qu’une rencontre avec quelques jeunes de la diaspora soit appelée, pompeusement, « Sommet Afrique France », appellation traditionnellement réservée aux sommets de chefs d’État, (lui) paraissait étrange"...

C'est vrai que je n'étais pas d'accord avec la dénomination du « sommet » de Montpellier. Qu'une rencontre avec quelques jeunes de la diaspora soit appelée, pompeusement, « Sommet Afrique France », appellation traditionnellement réservée aux sommets de chefs d'État, me paraissait étrange, je l'ai dit. On peut ne pas être toujours d'accord sur tout. Mais quand on exprime un désaccord, cela ne veut pas dire que nous sommes en crise.

Une enquête, publiée récemment dans le quotidien Libération, épingle une société, Orion Oil, basée à Kinshasa, mais possédée par un citoyen congolais, Lucien Ebata, et l'accuse d'être au cœur d'un système de détournements des revenus pétroliers de votre pays. Que pouvez-vous en dire ?

Je regrette qu'aujourd'hui encore l'Afrique suscite autant de fantasmes concernant des malversations financières. L'inconscient collectif est si prononcé que les citoyens français pensent que l'Afrique est un continent corrompu. Je crois dans la justice française et me tiens à sa disposition, ainsi qu'à la presse intéressée par ce sujet.

Le One Forest Summit doit être organisé les 1er et 2 mars à Libreville autour de la question de la préservation de la forêt du Bassin du Fleuve Congo, qui est à la fois un sanctuaire pour la biodiversité et le deuxième poumon vert de la planète, avec l'Amazonie. Vous y participerez. Qu'en attendez-vous ?

Dire que j'en attends quelque chose serait exagéré. Je suis allé à Copenhague, puis au sommet Rio + 20, à Paris, en 2015, j'ai assisté à pratiquement toutes les COP, et encore récemment à Charm el-Cheikh. On a beaucoup parlé et on n'a pas assez fait. Il se pourrait que l'on continue à faire des promesses qui ne seront pas tenues. À Copenhague, il avait été promis des dizaines de milliards de dollars aux pays africains pour les aider à atténuer les effets du changement climatique et financer le développement des énergies renouvelables. Nous n'en avons pas vu la couleur. S'agira-t-il d'une grand-messe de plus où l'on brassera des idées ? Ce ne serait pas très utile. J'attends de voir. Quant à l'attitude des pays industrialisés, on peut aussi s'interroger sur sa cohérence. On demande à l'Afrique de faire des efforts, de décarboner, et, en même temps, l'Europe a décidé à nouveau de recourir au charbon pour produire de l'électricité.

Votre itinéraire politique et diplomatique a été jalonné par des rencontres avec des grandes personnalités internationales. Quel a été le moment le plus fort dont vous vous souvenez ?

Sans doute, ma première rencontre avec Nelson Mandela, à Windhoek, en 1990, car elle était doublement symbolique. Je rencontrais Mandela pour la première fois, et c'était le jour de la proclamation de l'indépendance de la Namibie, qui scellait l'émancipation de la dernière colonie d'Afrique. Avec Mandela, nous avons assisté à la levée drapeau namibien, nous étions dans un stade, le soleil rougeoyait à l'horizon, c'était émouvant, c'était une forme d'accomplissement.

Jean-Jacques Jarele SIKA / Les Echos du Congo-Brazzaville/ Source Le Point Afrique