Une Afrique unie dans la paix est la meilleure réponse à tous ses obstacles économiques et politiques (Denis Sassou N’Guesso)

Le président de la République, Denis Sassou N’Guesso a invité la jeunesse africaine, dans une interview exclusive accordée à nos confrères de Lesoleil.sn, à engager la construction du continent en s’appuyant sur les acquis, la paix et la concertation. Selon le numéro un congolais, une Afrique unie dans la paix est la meilleure réponse à tous ses obstacles, notamment économiques et politiques.

Monsieur le Président, l’Afrique est confrontée, en ce moment, à un gros challenge humanitaire face au Coronavirus, quel est le cas du Congo ?

Le virus est rentré au Congo, comme dans la plupart des pays africains, par un cas importé. Il s’agit d’un Franco-Congolais qui revenait d’une mission en Hollande en passant par Paris. Le Covid-19 est un sujet de grande inquiétude surtout pour l’Afrique, car nous continuons à végéter dans l’insuffisance d’équipements et d’infrastructures. Lorsqu’on observe que des grands pays industrialisés comme l’Italie, l’Espagne et même la France sont en difficultés, l’Afrique affronte, elle, les mains nues, une pandémie d’une telle ampleur. Face au Covid-19, il faut que les Africains s’efforcent de prendre des mesures préventives les plus fortes. Si le virus devait prendre des proportions plus importantes en Afrique, on n’aurait pas les moyens d’y faire face. C’est toujours les pays faibles qui payent le prix le plus lourd.

Cette pandémie arrive dans un contexte où se crée un front africain contre le trafic des faux médicaments dans le continent, avec notamment l’Initiative de Lomé ?

Effectivement. Nous avons déjà lancé cette alerte au niveau de l’Assemblée générale des Nations-Unies. Bien avant cela, le Président Jacques Chirac, à travers sa fondation, avait convoqué un sommet à Cotonou où nous avions publié une forte déclaration pour attirer l’attention du monde autour de cette fraude massive. Pour être efficace dans le combat contre ce fléau, nous pensons que les mesures les plus importantes doivent être prises de façon coordonnée. Si chaque pays y va seul, il pourrait ne pas y avoir de gros impacts. La preuve, des mesures sont déjà prises en rapport avec les pharmaciens, mais elles n’ont pas une grande portée. Imaginez que l’on n’ait pas, dans nos pays, une institution pour certifier la qualité des médicaments. Ne serait-ce que cela, c’est déjà un lourd handicap pour l’Afrique. Si tous les médicaments qui rentrent dans le continent ne subissent pas l’examen de qualité adéquate par une institution habilitée, cela ouvre la voie à toutes sortes de trafics illicites. Voilà pourquoi nous saluons l’Initiative de Lomé par laquelle nous avons voulu qu’un certain nombre d’États prennent la tête du mouvement et arrêtent une série de mesures institutionnelles sous forme de lois où de décrets, mais que cela se fasse de façon coordonnée. Il faut des lois pour considérer comme un crime, les actes posés par les trafiquants de faux médicaments, selon qu’ils soient au niveau national ou international.

Le réchauffement climatique aussi a des effets néfastes. Quelle est la position de l’Afrique face à cette autre inquiétude mondiale ?

L’Afrique ne peut pas échapper au réchauffement climatique. Nous sommes, ici, au cœur du bassin du Congo qui fait près de 200 millions d’hectares de forêt, et pourtant, nous sommes aussi victimes du réchauffement climatique. Jusque-là, les mesures d’atténuation et d’adaptation prises n’ont pas suffi pour arriver à hauteur des situations que vivent nos pays où la valse est constante entre la sécheresse, les typhons et les inondations dans les zones les plus fragiles. Si les pays pollueurs, les plus industrialisés renoncent à la mise en œuvre des accords comme ceux de Paris, la pollution va atteindre un pic, et l’Afrique en pâtira le plus. Chez nous, on dit que lorsque les éléphants se battent dans la plaine, ce sont les petites herbes qui prennent les coups et qui disparaissent. Face aux grandes puissances mondiales, l’Afrique n’a jamais été aussi forte que lorsqu’elle parle d’une seule voix. Chaque fois que nous avons parlé d’une seule voix et agi ensemble, nous avons obtenu des résultats. C’est cette union des forces qu’il nous faut adopter partout dans tous les grands combats de notre époque. Nous avons tenté, au niveau du continent, de poser nos actes forts, notamment avec le Nepad, la Zone de libre-échange économique pour construire l’Afrique que nous voulons à l’horizon 2063. Progressivement, l’Afrique, à travers ses dirigeants, est en train de tracer un axe à suivre avec des objectifs communs à atteindre.

L’Afrique fête, cette année, le soixantième anniversaire des indépendances. Qu’est-ce qui a véritablement changé dans ses relations avec l’Occident et le monde ?

Oh ! En réalité, pas grand-chose. Au fond, les rapports de forces restent les mêmes, en défaveur de l’Afrique. Toutefois, il y a quand même, de plus en plus, une grande appropriation de l’avenir du continent par les dirigeants africains. Nous pensons qu’une union de voix serait une force indéniable pour le continent. L’Afrique ne manque pas d’atouts, mais globalement, les rapports de forces, à l’heure actuelle, sont encore très déséquilibrés.

On ne peut donc pas parler d’indépendance dans ce cas ?

Bien sûr. On peut dire que nous sommes des États indépendants… politiquement. Nous avons quand même la capacité de prendre une série de décisions qui vont dans le sens des intérêts de nos peuples et de l’Afrique en général. On ne peut pas dire qu’on n’a pas progressé. Il faut reconnaître toutefois, que les rapports de forces, aujourd’hui, ne sont pas en faveur de l’Afrique. Nous avons encore beaucoup de travail devant nous. Chaque génération accomplit sa part de mission historique dans la marche du continent. Concernant mon pays, nous ne pouvons pas dire que le Congo d’aujourd’hui est celui que nous avons connu dans les années 60. Je dis souvent aux jeunes qu’en 1960, lorsque nous avons accédé à l’indépendance, le Congo n’avait pas un kilomètre de route bitumée en dehors de quelques ruelles qui existaient à Brazzaville et Pointe Noire. C’étaient les cités européennes qu’on appelait la ville à l’époque. Ces cités étaient aménagées avec quelques ruelles bitumées, de l’électricité. Et à côté, il y avait les cités dortoirs pour le grand peuple. En dehors des parties européennes, il n’y avait pas une route bitumée encore moins de l’électricité. Il y avait, à Brazzaville, un petit barrage hydroélectrique de 15.000 watts qui ravitaillait en courant uniquement les cités européennes. Depuis, il y a eu quand même quelques avancées. Je suis né à Oyo, à 400 kilomètres de Brazzaville. Et d’ici, nous faisions 3 à 4 jours de voyage dans un camion pour rejoindre nos lycées et collèges après les vacances. Dans ces camions, nous partagions le peu d’espace qu’il y avait avec le bétail et des marchandises. En 1957, nous avons fait 7 jours de voyage entre Oyo et Brazzaville parce que le camion qui nous transportait était tombé en panne. La situation n’est plus la même aujourd’hui, bien qu’on n’ait pas réalisé de grandes prouesses. C’est important de le dire aux jeunes nés bien après les indépendances et qui ont tendance à croire que rien n’a été fait depuis 60 ans.

Le peuple africain appelle de ses vœux les États-Unis d’Afrique. Est-ce une utopie où vous y croyez aussi en tant que leader ?

Heureusement que nous croyons encore à l’unité africaine. Mais, pas comme une histoire qu’on pourrait décréter. Je pense, par exemple, que le renforcement des zones économiques appelées CEA (Communauté économique Africaine), peut être un grand pas vers cette union. Imaginez une communauté économique solide des États d’Afrique centrale, une Sadec solide, une Cedeao solide. Idem en Afrique de l’Est et dans l’Uma (Union du Maghreb Arabe), qui est quand même le maillon faible. Si on pouvait déjà avoir ces communautés solides et gagner la bataille de la mise en place des infrastructures de base, particulièrement celle de l’électricité avec le projet de la Zone de libre-échange, l’Afrique ferait un énorme pas en avant.

Est-ce à dire que vous militez pour une Union africaine sectorielle ?

Bien évidemment. Nous avons consacré à cette unité le deuxième sommet de l’Union Africaine. On ne tient plus deux sommets par an. Désormais il y a un premier sommet en janvier-février et le bureau se réunit ensuite pour un second sommet avec les dirigeants des communautés économiques régionales. C’est vous dire l’intérêt que nous accordons au développement sectoriel des économies régionales. Déjà, nos frères de la Cedeao ont fait un premier pas avec l’Eco. Qui peut le plus peut le moins. Ce premier pas de la Cedeao donnera, peut-être, un véritable signal.

En politique intérieure, vous avez quitté le pouvoir une première fois en 1992 et vous êtes revenu aux affaires 4 ans après en 1997. Qu’est-ce qui a motivé votre retour à la Présidence. Est-ce des ambitions personnelles ou une demande du peuple ?

Au fond, ce sont les Congolais qui devraient répondre à cette question. Tout ce que je peux dire rapidement, c’est qu’en 1997, lorsque nous sommes revenus aux affaires, plus rien ne fonctionnait comme il faut dans ce pays. Déjà, avant la guerre civile, les populations étaient dans le désarroi et, avec elle, tout avait était détruit. Il n’y avait plus d’administration ni d’école, ni d’université. Même les banques ne fonctionnaient plus. Le pays était à l’arrêt total après la guerre civile de 1997. Aujourd’hui, on peut constater que quelque chose à changer, un peu.

La jeunesse africaine incarne la volonté d’un changement radical de méthode et de vision dans le continent. À votre avis, comment cela peut-il avoir lieu ?

Il faut d’abord que la jeunesse prenne conscience de son rôle dans le développement de l’Afrique. Beaucoup de jeunes parlent de la responsabilité qu’ils doivent ou pourraient prendre dans la gestion de l’État. C’est bien. Mais, il faut qu’ils s’engagent, car quand on regarde bien, ce sont des générations successives de jeunes qui ont dirigé le continent, notamment au Congo, si on met de côté nos pères qui ont lutté pour les indépendances. Je pense particulièrement à Tshikaya, Opango, Tshithiélé et tous les autres. Au Congo, 3 ans après l’indépendance, il y a eu la révolution, et tous ces dirigeants-là ont été remerciés. Tous, sauf le Président Massamba-Débat. Celui-ci avait pris pour Premier ministre Pascal Lissouba, alors âgé de 32 ans. Bien avant cela, en 1959, Isaac Ibouanga était ministre d’État à 25 ans dans le Gouvernement du Président Youlou. Le Président Ngouabi est arrivé aux affaires à 30 ans et tous les ministres avec lui étaient aussi des jeunes. Moi-même qui vous parle, je suis arrivé aux affaires à l’âge de 37 ans. C’est pour vous dire que ce sont des générations successives de jeunes qui ont bâti et dirigé ce pays. J’imagine que c’est aussi le cas au Sénégal, avec notamment le Président Abdou Diouf, jeune Gouverneur, puis Premier ministre du Président Senghor. Il y avait aussi Moustapha Niasse, Djibo Kâ et tant d’autres.

Pourquoi donc, avec une telle histoire, les démocraties africaines sont souvent fragiles et quel est le secret pour une stabilité politique ?

Il n’y a pas de secret. Seulement, sur un certain nombre de choses, il est toujours bon d’obtenir un large consensus, spécialement sur des questions essentielles concernant l’évolution du pays dans son ensemble. Autant que faire se peut, nous tentons d’instaurer le dialogue politique pour prendre plusieurs avis dans certaines situations. Nous le faisons assez souvent et nous allons continuer à le faire puisque nous avons institué le dialogue comme valeur essentielle à défendre et à protéger dans notre Constitution et cela a porté ses fruits. Nous sommes passés de la situation de fractures diverses après la guerre civile à celle d’aujourd’hui où il y a plus d’harmonie dans le pays. C’est le fruit du dialogue avec des réunions, des forums, des débats, entre autres.

Au sein de l’Union africaine, vous avez présidé le Comité de haut niveau sur la Lybie. Qu’en est-il actuellement de la situation dans ce pays objet de toutes les convoitises ?

Avec le Comité des cinq mis en place par l’Union africaine en pleine crise libyenne à l’époque, l’Afrique a toujours préconisé la recherche du consensus par le dialogue avec le Président Mouammar Khadafi. Je me souviens d’un voyage à Tripoli avec les autres membres du Comité, où nous avons eu de longues heures de discussions avec le Président Khadafi pour obtenir de lui son accord pour une solution négociée. Nous avions bien obtenu cet accord, les Présidents Jacob Zuma, Amadou Toumani Touré, Mohamed Ould Abdel Aziz, le ministre des Affaires étrangères de l’Ouganda et moi-même. De Tripoli, nous sommes allés ensuite à Benghazi à la rencontre du Cnt (Ndlr : Conseil National de Transition) pour leur exposer la proposition de dialogue obtenue avec Khadafi, mais il a tout rejeté en bloc. Il recevait des instructions d’ailleurs, et on a vu ce qui s’est passé par la suite puisque le Conseil de Sécurité des Nations Unies avait décidé de la zone d’exclusion aérienne pour protéger les rues de Benghazi d’attaques aériennes. Cette zone d’exclusion s’était transformée en bien autre chose avec le bombardement des villes jusqu’à l’exécution sommaire du Président Khadafi. Ce n’était pas cela la décision du Conseil de sécurité. Il y avait bien évidemment des forces à l’intérieur comme à l’extérieur qui avaient un autre agenda tandis que l’Union africaine continue, aujourd’hui encore, à prôner la recherche de solutions et de consensus par le dialogue.

Quelle est votre stratégie pour arriver à cette stabilité tant recherchée en Lybie ?

La situation en Libye s’est aggravée non pas seulement à cause des divisions internes, des milices et des terroristes, mais surtout à cause des ingérences extérieures multiples. Imaginez que depuis 2011, le Conseil de Sécurité des Nations Unies avait pris la résolution contre l’importation des armes en Libye. Cet embargo n’est toujours pas respecté. Et c’est cela aussi la difficulté des ingérences extérieures dans la question libyenne. Toutefois, nos contacts au niveau africain indiquent que le peuple libyen, à travers les chefs de tribus, les chefs religieux, les associations des jeunes et même des combattants, souhaite aller vers un forum de réconciliation nationale. C’est d’ailleurs l’objectif de l’Union africaine depuis le début : emmener le peuple libyen vers un forum inclusif de réconciliation nationale. Nous y travaillons énormément, aidés en cela par des institutions et d’autres acteurs de bonne volonté. Nous avons l’expérience du Tchad qui a eu plus de 40 ans de guerre. Et c’est à travers le dialogue qu’on est parvenu à faire taire les armes. C’est la même chose en République centrafricaine et je l’espère très bientôt pour la Lybie.

Quel temps vous donnez-vous pour arriver à cet objectif ?

Il y a quelques semaines, nous avons tenu, ici même, à Oyo, la réunion du groupe de contacts de la Commission de l’Union africaine sur la Libye. Nous envisageons d’organiser le forum de réconciliation nationale à Addis-Abeba, dans le meilleur des cas, au mois de juillet 2020. Pourvu que d’ici là, les efforts des parties et de la communauté internationale emmènent à la conclusion d’un cessez-le-feu contrôlé en Libye.

Vous êtes l’expert négociateur dans les conflits africains, vous avez également présidé la Cirgl. De quoi s’agit-il exactement ?

La Cirgl a été mise en place pour promouvoir la paix, la sécurité et le développement dans la zone des Grands Lacs. Lorsqu’on parle de la Cirgl, il s’agit, en réalité, de la République démocratique du Congo et de ses 9 pays voisins, plus le Kenya. La Rdc est l’épicentre de la Cirgel. Nous travaillons pour maintenir la cohésion dans cet espace commun mais aussi pour que la Rdc sorte de ses difficultés afin de permettre une cohésion. Le constat fait d’une alternance démocratique en Rdc dans la paix est déjà une très bonne chose. Et nous travaillons tous pour que cette dynamique se renforce. Le but, c’est aussi d’encourager une Rdc consolidée dans la paix et la coopération avec ses 9 voisins dans le but d’éviter toute étincelle entre eux. La Cirgel sera alors pour l’Afrique un sous-ensemble important avec son potentiel non négligeable. La Cirgel, aux côtés d’autres médiateurs internationaux, a favorisé la tenue d’élections présidentielle et législatives pacifiques en République centrafricaine avec la mise en place, par la suite, d’un Gouvernement et des institutions de la République. Il a fallu engager des discussions avec tous les groupuscules rebelles, d’où les accords de Khartoum et d’Addis-Abeba. Bien qu’il y ait encore quelques tensions qui persistent encore à l’intérieur du pays, les choses s’améliorent progressivement. On parle d’ailleurs de la tenue prochaine de nouvelles élections. Je n’ai pas encore eu l’occasion de d’échanger avec Mankeur Ndiaye, émissaire des Nations Unies en Centrafrique, sur le sujet, mais il n’est jamais trop tard. Le moment venu, ce sera, bien sûr, avec un grand plaisir.

Pouvez-vous nous raconter un de vos souvenirs les plus marquants durant votre parcours politique ?

Je ne voudrais pas parler de moi, mais je dirais simplement que notre génération s’est fortement engagée pour que l’Afrique soit libre. Tous nos combats ont toujours convergé vers cet objectif. Chaque fois que nous grignotons un morceau de liberté et de force pour que l’Afrique soit elle-même, qu’elle retrouve sa dignité, c’est cela qui retient essentiellement l’attention des cadres de notre génération engagée en politique.

Quelle est votre plus grande déception ?

J’ai eu plusieurs déceptions dans mon parcours. Mais, je dirais simplement que chaque fois que l’Afrique parle d’une voix discordante, chaque fois que les forces extérieures nous ont divisés et ont empêchés de parler d’une seule voix, j’ai vécu cela comme une grande déception.

Quel souvenir de vous souhaitez-vous laisser aux générations futures ?

Elles jugeront par elles-mêmes et prendront le meilleur de ce que nous aurons laissé. En tout cas, nous avons toujours lutté pour installer une paix définitive en Afrique et dans chacun de nos pays. Sans la paix, il ne serait pas facile de faire le reste. Nous nous sommes beaucoup investis dans la culture de la paix absolue dans le continent. Il appartiendra aux générations futures d’en faire autant et de préserver les acquis.

Germaine MAPANGA / Source : Lesoleil.sn