Le déclin du tissu familial congolais (Par Jean-Jacques Jarele Sika)

Il était une fois un Congo où l’on partageait le même repas, dans la même assiette. Cette assiette n’était pas un simple ustensile, mais un autel où se consommait le lien invisible, cimenté par les mains calleuses des grands-pères et porté par le dos infatigable des grands-mères. Aujourd’hui, si vous écoutez bien, au-delà du bruit des villes congolaises et des écrans, vous pouvez presque l’entendre : le craquement léger, puis net, de cette assiette commune qui se fissure. Et dans le silence qui suit, c’est le murmure d’une mémoire collective qui s’évapore.

Au Congo-Brazzaville, comme dans bien des pays africains en proie à la modernité fulgurante, la famille se rétracte. Elle se replie sur le noyau « père-mère-enfants », un noyau dur et souvent isolé, sanctuaire du « moi » là où florissait autrefois le culte sacré du « nous ».

‎Entrez aujourd’hui dans un foyer moderne au Congo-Brazzaville. Le silence qui y règne n’est pas celui, paisible, de la communion, mais celui, étanche, de la coexistence.

L’assiette unique a cédé la place à une collection de bols individuels, soigneusement lavés et rangés à part. Chacun le sien. Chacun son plat, chacun son heure, chacun son monde. La famille congolaise, autrefois comparable à une forêt-où les racines et les branches s’entremêlaient pour former un écosystème solidaire, ressemble de plus en plus à un jeune arbre solitaire. Les branches voisines – oncles, tantes, cousins éloignés – ne sont plus des extensions vitales du même tronc. Elles sont devenues un décor flou, une nébuleuse de noms et de visages vaguement familiers, souvent qualifiés de « ce ne sont pas vraiment mes parents » qui sonne comme un reniement. ‎ ‎

La tragédie, sourde et profonde, se noue dans l’âme de la génération montante. Comment un enfant saurait-il qu’il partage la même argile originelle avec le fils de son oncle paternel ? Comment devinerait-il que le sang dans ses veines a battu au rythme des mêmes berceuses, affronté les caprices des mêmes fleuves il y a des générations ?

Le moule ancestral, cette matrice qui produisait des individualités distinctes mais une âme commune, est en train de rouiller, faute d’usage.

On ne transmet plus la grammaire complexe et chaleureuse de la parenté étendue. Ce langage du cœur qui permettait de dire « mon enfant » en désignant un neveu, ou « ma maison » pour ouvrir grande la porte à l'enfant de sa sœur devient une langue étrangère, incompréhensible. ‎ ‎

Si nous laissons faire, à quoi ressemblera la cellule familiale de demain ? À une coquille si petite, si refermée sur elle-même, qu’elle en deviendra étouffante.

‎ ‎L’individualisme, ce vent froid et séduisant venu d’ailleurs, s’engouffre dans les fissures de notre édifice social. Il est attisé par l’urbanisation galopante, la course effrénée vers un succès purement matériel, et le mirage trompeur d’un bonheur qui se construirait en vase clos. Pierre après pierre, ces forces érodent la grande case commune. ‎ ‎

On imagine alors, demain, des scènes de tragédie involontaire : des cousins qui s’épousent sans le savoir, par ignorance de leurs liens ; un père qui, lors d’un mariage, négocierait et paierait la dot pour sa propre fille, parce que les branches de l’arbre familial sont tellement coupées qu’elles ne se reconnaissent plus. Cette dystopie n’est pas un fantasme, mais l’aboutissement logique d’une déconnexion.

Le temps n’est plus à la nostalgie passive, mais à la vigilance active. Il est plus que temps de se courber, non pas sous le poids du désespoir, mais pour ramasser les éclats de l’assiette brisée. Il est temps de se relever, les mains déterminées, pour y penser vraiment, pour agir concrètement. ‎Car le Congo de nos aïeux, celui de l’entraide et du regard large, ne doit pas disparaître. Il ne demande qu’à renaître. Il est là, tapie dans notre mémoire collective, telle une graine de fromager endormie sous l’asphalte et le béton des villes. Il attend qu’on lui redonne enfin la lumière, l’eau et l’espace pour germer à nouveau.

‎ ‎L’alternative est simple : soit nous laissons le béton gagner, soit nous devenons les jardiniers d’une nouvelle forêt, plantée dans la terre fertile de notre héritage.

Le choix, à présent, est entre nos mains !

Jean-Jacques Jarele SIKA / Les Echos du Congo-Brazzaville ‎